Maria Callas, la divine - 2
16 septembre 2007, trentième anniversaire de sa mort
Maria Callas (1923-1977)
2 – CALLAS et CARMEN
C’est seulement en 1958, que Maria Callas chanta pour la première fois en français, et c’était pour le disque (un extrait d’Hamlet d’Ambroise Thomas). Depuis son enfance, elle parlait parfaitement notre langue, mais savait que la chanter, comportait bien d’autres difficultés, surtout après avoir passé des années à perfectionner une technique d’émission vocale, basée uniquement sur la langue italienne.
Lorsqu’elle s’installe à Paris en 1962, elle souhaite rendre hommage à cette France qu’elle aime tant, en enregistrant un disque consacré exclusivement aux airs d’opéras français. Parmi ceux-ci, la « Habanera » et la « Séguedille » de Carmen, qui impressionnèrent favorablement les mélomanes, qui voyaient en elle, une Carmen surprenante, renouvelant de bout en bout les interprétations données jusqu’ici, par les plus célèbres cantatrices de l’époque. Michel Glotz, son producteur, certain de son triomphe, la persuade alors, de tenter cette aventure périlleuse : enregistrer l’intégrale de l’opéra de Bizet.
Michel Glotz
Ce n’est qu’en juillet 1964, après les huit représentations mémorables de Norma, à l’Opéra de Paris, qui suscitèrent passions et polémiques, que le projet entra dans sa phase de réalisation. Pendant la période « Norma », elle avait refusé de travailler le rôle, les tessitures des deux ouvrages étant trop différentes et n’exigeant pas la même préparation vocale. Mais dès la dernière de Norma, elle s’embarqua en croisière sur les côtes de la Grèce, en compagnie du chef d’orchestre George Prêtre, qui, jour et nuit, enseigna tous les détails de la partition, à cette élève particulièrement douée.
George Prêtre
Le 6 juillet au matin, Salle Wagram à Paris, George Prêtre montait au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, pour la première « prise » de l’enregistrement. Il n’avait guère de soucis à se faire : Callas était prête. Non seulement elle avait assimilé et maîtrisé les subtilités musicales du rôle, mais elle avait aussi intégré le personnage de Mérimé de la plus étonnante et authentique façon. Détail amusant : c’est dans cette salle, destinée essentiellement aux matchs de boxe, aux rencontres de catch et aux bals populaires du samedi soir, dont l’acoustique exceptionnelle a permis les enregistrements les plus prestigieux réalisés en France, ces années là, que Callas, à l’insu des fanatiques qui la guettaient chaque soir devant l’entrée des artistes de l’Opéra de Paris, chanta son premier opéra français, évènement majeur dans l’histoire du théâtre lyrique.
Salle Wagram
George Prêtre affirma que cette « Carmen » ne sera pas un opéra de répertoire, mais un document unique et exceptionnel. Minutieusement, il fit travailler aux chœurs et à l’orchestre, les détails d’une partition que la routine, au fils des ans, avait fini par banaliser.
Pour la commodité des prises de sons, la continuité de l’œuvre n’étant jamais respectée au cours d’un enregistrement, Callas ne fit son apparition que quelques jours plus tard, pour la « Séguedille » et l’ « Air de la fleur ». Cet après-midi là, tout le personnel était en émoi, la « prima donna » allait enfin être parmi eux. Mais personne ne s’inquiétait. On savait que depuis son passage à l’Opéra de Paris, ses caprices légendaires n’étaient plus de mise. Au contraire, elle était d’une exactitude exemplaire, montrant une conscience professionnelle irréprochable.
En attendant l’heure fatidique, son partenaire, le déjà très célèbre ténor Nicolaï Gedda, faisait, sans en avoir l’air, des prouesses avec une maîtrise vocale bien rare de nos jours. Trois fois de suite, il chanta le final de son air : « Et j’étais une chose à toi… », avec le si bémol aigu, piano, forte, puis enflé et diminué en « messa di voce ». « Comme cela, vous aurez le choix au montage ! » dit-il au preneur de son.
Nicolaï Gedda
Callas fit enfin son entrée sous l’acclamation de l’orchestre. Elle avait un petit tailleur gris, très simple, les cheveux tirés avec un chignon sur la nuque. Bronzée, elle paraissait une toute jeune fille. Riant avec les uns et les autres avec beaucoup d’humour, elle était loin de la déesse majestueuse et impressionnante de Norma. Elle arrivait directement d’Orly, sans passer chez elle, de peur d’être en retard. Il est manifeste, que c’est « Carmen » qui est revenu de Grèce. Depuis une semaine, elle s’était mise dans la peau du personnage, y avait pensé, et s’y était tout simplement identifié.
Jacques Bourgeois, célèbre critique musical de l’époque, lui posa la question : « Est-ce qu’a votre avis, Carmen est une mauvaise femme ? » Sans hésiter, elle répondit : « Mais pas du tout ! C’est une bohémienne qui pense que son destin est écrit d’avance et que rien ne peut le changer. Alors, pourquoi ne pas agir selon ses impulsions du moment ? La seule morale de Carmen est de ne jamais feindre ce qu’elle ne ressent pas. Elle est sans calcul, mais aussi sans pitié ».
Maria Callas, Carmen
Cette conception de Carmen, simple et évidente, est le reflet de sa méthode de travail, qui n’a rien d’intellectuelle. Pour assimiler ce nouvel opéra, il lui a suffi de vivre quelques jours avec la partition. Elle affirme que si l’opéra est bon, toute la psychologie des personnages est dans la musique, et que ce sont les inflexions de la mélodie, la dynamique et la coloration du son, qui doivent donner l’expression aux mots et recréer leur sens, selon le personnage incarné.
En effet, Callas s’efforcera au cours de ce même opéra de modeler sa voix en fonction de l’action. Elle le dit avec force : « Rien n’est plus absurde quand, dans les péripéties les plus violentes, une cantatrice conserve une immuable beauté sonore. Faut-il chanter « Je te hais ! » avec un timbre de velours et d’or ? Non on ne doit pas craindre de distordre sa voix comme on distord l’expression de son visage pour exprimer la fureur ou même le désespoir ».
Jacques Bourgeois lui demandant si elle était pour le réalisme, elle répondit : « Certainement pas, mais pour la vérité, ce qui est différent. L’opéra est basé sur une convention, celle que les personnages vont exprimer en musique. C’est la musique qui prime. L’exactitude du phrasé musical aboutit tout naturellement à l’expression juste qui conditionne la couleur du son émis. Quant au jeu dramatique, il vient de lui-même, lorsque le reste est assimilé.
Portrait de Maria Callas par Pasolini (1969)
Pendant l’enregistrement, Callas se retiendra manifestement de jouer, et c’est par ses inflexions de voix et la sensualité de son visage, qu’elle sera la « Carmen » désirée, en s’appuyant uniquement sur la musique. A la scène finale, elle refusera de pousser le cri traditionnel de la femme poignardée, Bizet ne l’ayant pas indiqué dans la partition. Ce refus de tout effet de facilité est caractéristique de l’artiste qu’était Maria Callas, et il est significatif de son apport particulier à l’interprétation moderne de l’opéra. Même ses détracteurs, et ils sont nombreux, admettent que personne mieux qu’elle, ne sait incarner un personnage tragique, dramatique voir même comique, dans les nuances de ses sentiments les plus subtiles. Callas y parvient par le seul pouvoir expressif de la musique et paraît être une grande actrice, que parce qu’elle est une admirable musicienne.
Son exemple influencera toute une génération de jeunes chanteurs et aura contribué à dépoussiérer et purifier le théâtre lyrique des scories du « vérisme », en lui donnant toutes ses lettres de noblesse.
Coffret d’origine de l’enregistrement Salle Wagram, du 6 au 20 juillet 1964